23h10: Chez moi

Il est parti. Plus de 206. On a bien bavardé. Cette expérience de covoiturage est close.

Qui aurait cru qu’en choisissant ce covoiturage au départ de Saint-Etienne pour rentrer chez moi en région parisienne, je passerai plusieurs heures intenses et mémorables ?

Un flashback s’impose.

17h40: Départ de Saint-Etienne

Après plusieurs coups de fil, David (edit: prénom changé par respect), la trentaine, arrive enfin à me guider correctement pour que je rejoigne sa petite 206. Le visage dur, il m’accueille aimablement. Je serai le seul co-voitureur. Une bagnole “roots” c’est parfait pour éviter toute ambiance aseptisée. Dès le début, nos conversations partent au quart de tour, sur nos vies respectives notamment.

Indirectement on se jauge un peu pour mieux cerner le “type” d’à côté. On roule des mécaniques, bruts de décoffrage.

Une certaine chaleur règne sur Saint-Etienne, je sue déjà de partout, les fenêtres sont grandes ouvertes donnant un air de vacances. David choisit, à juste titre, d’éviter dans un premier temps les autoroutes et bouchons, pour filer cap au nord, sur la fameuse Nationale 7 après Roanne. Ai-je besoin de vous la présenter ?

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Flickr – marcnoordink

David est toujours aussi speed dans les conversations tandis que je suis plus en mode détente, à l’écoute. Cela me rappelle mes plus belles heures d’auto-stop qui me manquent parfois. En français, j’ai enfin la chance avec ma surdité de pouvoir vraiment comprendre avec exactitude ce qui se dit. Il me décrit ce qu’il fait là: il est en cours d’installation sur Saint-Etienne, hébergé par sa belle-famille. Sa propre famille, elle, est restée en région parisienne le temps de descendre d’ici quelques mois. Il fait les allers-retours tous les week-end. Il avoue sans fard que cela commence à le fatiguer, qu’il a hâte que tout le monde soit rassemblé et de tourner la page de la région parisienne.

Une fêlure s’ouvre, une. Et ce n’est pas la dernière.

Sa vivacité, son intelligence, sa force m’impressionne et je comprends tout de suite qu’il est le genre de personne ayant forcé son destin. Vraiment. La suite me donnera raison.

Tandis que je vois les paysages de l’Allier défiler, un petit détour vers Lapallisse me tenterait bien, des amis de ma famille vivent par ici. On profiterait de la gastronomie locale, des paysages bucoliques, du charme des maisons bourbonnaises peuplant les petits villages. Avec mes parents, on venait voir les amis à chaque retour de vacances si nous étions dans les Alpes. Une belle transition entre les montagnes et la platitude de ma région natale, nantaise. Évidemment, le long de la N7, on y retrouve les restaurants de routiers, motels et autres nombreuses stations-services de plus en plus modernes.

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Flickr – Perry Tak

Nos conversations tournent toujours à bâtons rompus autour de mon grand voyage, de mes nouvelles aspirations, de son ancien métier d’animateur maintenant en reconversion et de sa famille. Refaire le monde m’était routinier quand je faisais du stop. Me voilà revenu dans le bain. Les réflexes reviennent. Quels sont nos rêves ? Que voulons nous réellement ?

A force de discuter en profondeur, notre armure finit par céder. Petit à petit. Doucement mais surement. Je ne vois rien venir lorsqu’il m’annonce:

Mon père était alcoolique, il battait ma mère et lui piquait tout son pognon. Il repartait ensuite l’air de rien.

Me voilà en plein dans la faille, dans la posture de celui qui écoute les gens sans rien montrer. Nous récupérons l’autoroute après Nevers. Le soleil se couche. La nuit facilite les confessions, on ne distingue à peine son voisin dans une voiture. Comme dans un confessionnel, il continue son récit prenant:

J’ai du dealer pour avoir de l’argent, aider ma mère et survivre face à cette raclure de père. Du shit hein. Et même que j’étais super bon, j’avais un bon réseau. J’allais pas à l’école pour survivre. Mais jamais je suis passé au stade supérieur, à la came dure. Parce que là, on parle gros bizz, et c’est la mort que tu joues. J’ai dit stop. Pour m’en sortir, pour me donner un cadre, je me suis converti à l’islam. J’ai appris un taf puis un autre et suis devenu animateur.

S’en est suivi un débat surréaliste, passionné mais respectueux sur l’utilisation du lardon dans les plats typiques de l’arrière pays stéphanois, réputé pour être assez chargés en viande de porc. En effet, le poisson est moins plébiscité dans les terres. Il m’explique aussi le décalage entre les convictions et les actes des personnes, notamment sur le racisme qu’il subit malgré lui, en étant blanc mais musulman. Son beau-père est capable de faire cuire les merguez (sans porc) avant les chipolatas (chargés de porc) dans un barbecue tout en parlant des bougnouls qui piquent le taf.

Respect dans les actes mais pas dans les paroles. Fléau des temps modernes.

Toujours détaché face à ce qu’il me raconte, j’analyse en comprenant ce qui l’a amené à faire cela. Mes mots sont choisis, mais on commence à se connaître malgré que je le sente tendu. Il est cool, du genre ouvert. Il continue et surenchérit:

Mon père était du grand banditisme français. Il a fait de la taule. De la vraie. Il a pourri toute ma vie. Maintenant que j’ai des enfants, je veux les mettre à l’écart de ça en venant vivre à Saint-Etienne.

Ca y est, la faille est complètement ouverte, tout est dit. Nos coeurs sont grands ouverts. J’ai mes propres blessures de l’âme qu’il ne tarde pas à exploiter. Avec mon aide bien évidemment. Qu’il y aille, j’ai confiance. Les rôles s’inversent et malgré nos parcours et caractères différents, nous nous trouvons un point commun: une putain de force insubmersible.

Pour construire une armée forte‚ il faut aussi savoir être désarmé.

Nous ne distinguons vraiment plus grand chose sur la route autre que les feux rouge des voitures nous précédant. Paris se rapproche. Des averses de pluie tombent pour laver nos cicatrices. Nous finissons par échanger des compliments toujours flatteurs pour l’âme. A l’approche de l’A86, la discussion ininterrompue depuis le début s’apaise enfin, comme après un orage. Nous sommes quittes mais nous continuons de profiter de la gratuité des instants éphémères. Dans quelques minutes, on se quittera et l’on ne se verra plus. Pour calmer ses angoisses de père de famille, il privilégie le sport de combat, le MMA à la sauce ultra:

La violence, je l’ai dans la peau, j’en ai besoin, elle m’a été cédée. Après, ça me calme.

Alors qu’il devait initialement me déposer à une gare, il se proposa de me déposer devant chez moi. Cette gentillesse illustre bien la singularité du personnage oscillant entre plusieurs extrêmes qu’il a côtoyé souvent sans le vouloir. Alors que je récupère mon sac à dos, comme à l’époque des lifts en auto-stop, ce n’est pas une poignée de mains qui m’attend mais une franche accolade et tapes sur l’épaule, comme de vieux amis.

Et dire que je ne connaissais pas ce type quelques heures plus tôt.

23h10: Chez moi

Il est parti. Plus de 206. On a bien bavardé.

Finalement, en co-voiturage les gens entrent et sortent de la vie aussi rapidement qu’ils en sont entrés.

Comme en voyage.

Ce voyage était à travers la France rurale de la N7 mais aussi et surtout par l’apprentissage de l’autre.